Comment tuer une Ville ?
– Décider de la rénover en faisant tous les travaux de voirie en même temps !
Certes, plutôt que de rénover un quartier, puis l’autre, c’est sans doute une bonne idée de tout faire en même temps avec une bonne coordination, pour l’adduction d’eau, pour l’assainissement, les lignes électriques et téléphoniques. Pour canaliser les nombreux égouts sauvages en saison sèche et mettre la ville hors d’eau lors des risques répétitifs d’inondation en plein coeur de la saison de mousson…
Bref, il est tellement fréquent en Occident qu’une rue à peine rebouchée fasse soit à nouveau l’objet d’une nouvelle tranchée par manque de coordination entre les services administratifs et les lignes (budgétaires) de déboursement de travaux, qu’on se félicite qu’à Siem Reap au Cambodge que tout soit remarquablement coordonné ! Une année difficile à passer et pourquoi pas effectivement en pleine pandémie profiter de la situation relativement calme au niveau des visiteurs et des activités commerciales ?
Cependant, la voirie municipale n’est qu’un épisode ! Un alibi ! Derrière tout cela il y a une « pensée » !
Le projet n’est-il pas de transformer complètement une petite ville de province aux charmes mille fois décrits de part et d’autre de sa rivière par les touristes partant ou revenant visiter les temples d’Angkor, pour en faire une ville nouvelle capable d’accueillir des millions de touristes ?
Et bien sûr faciliter la circulation et probablement laisser entrer les autocars de touristes qui, hier, ne pouvaient ni circuler ni se garer dans la vieille ville, romantiques quartiers en bord de rivière, aux maisons coloniales plutôt bien préservées …
Pour ce faire, toutes les rues de la ville doivent être notablement élargies. Les voies extérieures doivent être dédoublées. Objectif est de créer une sorte de super-périphérique entrecoupé par des avenues rectilignes adaptées aux transports publics vers les nombreux sites des temples (très dispersés), le macadam, ou les voies en ciment armé, devant remplacer des grands chemins en terre rouge. Mais aussi accélérer le contournement de la cité par les gros transports routiers traversant le Cambodge, innombrables, du Vietnam jusqu’à la Thailande …
Alors tous les magasins si actifs il n’y a pas si longtemps sont par force fermés. Ils périclitent doucement de mois en mois avant de mourir lorsque les propriétaires maintiennent le niveau des loyers ! Les trottoirs aléatoires d’antant n’existent plus du tout. On casse on creuse on remblaie. Déjà que tous les prestataires de servive avaient sombré avec le départ brutal des touristes en mars 2020, maintenant c’est le tour de tous les autres commerces touchés par les travaux et inaccessibles pour la chalandise éventuelle …
Deci-delà un supermarché, une station essence, un réparateur de moto, une épicerie de quartier voire un petit marché, survivent avec une population appauvrie mais qui doit manger et se déplacer. Bien des commerçants disparus ont ouvers des charrettes de vente de nouilles ou de jus de fruits qui offrent leurs produits aux passants du soir. La journée ce sont les baraques à café qui se sont multipliées devant les maisons non touchées par l’alignement des rues.
Pas de chance le couvre-feu à Siem Reap (et dans tout le pays) vient à nouveau de chasser le petit business de survie de tous ces gens pourtant armés d’un grand courage. Le confinement général touche trois quartiers dont le centre ville avec les banques et l’Hôpital. En son centre, près du grand Hôtel Hyatt qui a fermé ses portes, une petite agence de voyage se demande encore ce qu’elle fait là. Savath vit là. Sa boutique c’est sa maison. Elle vent des bouteilles d’eau fraiche grâce à son frigo. Quelle chance il n’ont pas coupé l’électricité en permanence !
Le « Grand Hôtel » de Siem Reap construit il y a presqu’un siècle face à la Résidence royale, renové par le groupe Raffles, semble pleurer de désertitude et d’isolement au mileu des gravats, engins et barrières, en bord de voie du Général de Gaule ! Arrive la saison des pluies et c’est le ciel qui pleure et les tas de sable qui se gadouefient.
Pire, un nouvel aéroport est en construction à plus de trente kilomètres de la Ville et une « ville nouvelle » est en projet avancé pour abriter, d’une part, les dortoirs des employés de la ville qui feront donc le trajet, et, d’autre part, les villas des plus riches, notamment ceux de Phnom Penh pour qui « ça fait bien » d’avoir un pied-à-terre du côté d’Angkor, même inhabité !
Le tout est financé par la Banque Asiatique de Développement qui, en période de pandémie, ne sait plus quoi faire de ses sous et qui prête à trente ans à bon taux. Et il faut le reconnaître tout est remarquablement coordonné et mené bon train… L’argent est là, le matériel flambant neuf aussi.
La rénovation à bon dos. Le budget est sans limite ? Les générations futures rembourseront !
En fait, à Siem Reap, les perspectives 2022 sont bonnes. A terme …
Dans un an, le bitume aura recouvert toutes les nouvelles rues. Des voies à sens unique faciliteront la circulation. Avec des trottoirs ? Des passages pour les handicapés ? Des touristes du monde entier reviendront progressivement visiter les temples dans de nouveaux hotels cossus. Les guesthouses embaucheront à nouveau. La nouvelle ville sera belle. La rivière, actuellement curée et ses rives légérement redessinées sera enfin nettoyée (l’eau peut-être un jour, les égoûts ?), avec des pédallos ? Les ponts seront dédoublés et repeints tout neuf. Une nouvelle vie s’installera et on oubliera les faillites et les morts. On oubliera que les milliers d’enfants ont pleuré devant des écoles fermées et on oubliera qu’on a eu faim pendant des mois…
C’est le Cambodge éternel et résilient. Et c’est bien. On prépare l’avenir.
JMDF : premier avril 2021